23

 

 

 

C’était Charles Cassot qui avait fait le pain et les croissants. Troisième fils d’une famille de paysans de l’Isère, il avait quitté les travaux des champs à quatorze ans pour entrer en apprentissage chez un boulanger du bourg de Montalieu. Il s’était inscrit à la société sportive locale, le Cordial Sporting Montalien, et s’était montré très « loué pour les poids et haltères. L’année suivante, il remportait un concours international et, à l’âge de dix-huit ans, gagnait le titre de champion olympique dans la catégorie des poids légers. Il l’avait conservé à vingt-deux ans dans la catégorie des poids moyens.

Peut-être était-ce le maniement de la fonte qui l’avait empêché de grandir. Il était resté juste au-dessous d’un mètre soixante. Les muscles de ses épaules lui remontaient en trapèze jusqu’au menton, ses bras courts étaient aussi larges que ses cuisses. Il soulevait en riant les balles de farine. Pour se tenir en forme, il les entreposait au grenier, s’obligeant ainsi à les monter à chaque livraison, à les descendre à chaque fournée, sur son dos, le long des quatre étages. Avant de les vider dans le pétrin, il jonglait un peu avec, pour le plaisir.

Au moindre instant de loisir, il allait s’entraîner dans la courette, sous l’auvent où il entreposait ses haltères. Les poules, que sa patronne élevait derrière un grillage, le regardaient d’un air scandalisé. Ces bêtes s’étonnent de tout et commentent chaque chose.

Il avait la tête ronde, le teint bien entretenu par la farine, des cheveux blonds très fins et qui se faisaient rares, des yeux gris, de petites oreilles, des dents saines un peu espacées, une moustache à la Chariot sous un nez en noisette, les lèvres blanches la plupart du temps et roses quand il venait de boire ou de se débarbouiller. La pâte, qu’il caressait et giflait chaque jour, entretenait une douceur de peau d’enfant à la peau de ses mains trapues, habituées à serrer la fonte et à soulever par les oreilles les sacs de cent kilos. Son cœur était doux et fort comme ses mains. Il portait sur le biceps gauche trois jolies cicatrices rondes de vaccin antivariolique. Un copain lui avait tatoué sur le biceps droit une rose à l’encre bleue.

Toutes les filles du bourg, et aussi les femmes mariées, rêvaient de se laisser écraser par ses muscles, mais il se méfiait, il voulait conserver sa forme, il ne se rendait qu’à celles qui souffraient vraiment trop de lui. De temps en temps, pas souvent, et jamais avant les championnats.

Le jour où M. Gé avait décidé de passer à l’action, Charles Cassot, enfariné, avait quitté sa pâte en plein travail, s’était rendu sans savoir pourquoi sur le terrain de football, où l’attendait un hélicoptère télécommandé. Il y était entré sans s’en rendre compte, et, peu de temps après, s’était réveillé dans l’Arche.

Du discours de la Voix, ce qu’il avait retenu de plus réconfortant, c’était qu’il devrait faire le pain de la communauté. Il s’était mis aussitôt à l’ouvrage. Obéissant aux instructions, il avait disposé la ration des femmes dans une sorte de caisse métallique encastrée dans un mur, dont l’ouverture s’était refermée aussitôt, hermétiquement.

Il avait essayé de se distraire, avec ses compagnons, à ce jeu qui est la grande ressource des hommes simples lorsqu’ils n’ont pas de femmes à leur portée : la belote arrosée de vin rouge. Mais ses muscles languissaient, pesaient autour de sa charpente, se pelotonnaient sur ses os comme des animaux malades. Ils avaient besoin de leur ration de fonte. Il chercha vainement dans l’Arche quelque chose qui ressemblât à des haltères, joua quelque temps avec des balles de farine. C’étaient des balles américaines en nylon, glissantes, peu pratiques. Alors il s’enferma dans sa chambre, s’accroupit sous son lit, le souleva sur son dos, puis à bout de bras, et le promena d’un bout à l’autre de la pièce. Après le lit, il s’en prit à l’armoire. Enfin il put dormir.

Il lui eût été loisible de pétrir son pain à n’importe quelle heure du jour. Mais il avait l’habitude de se lever avant l’aube pour fournir en miches fraîches l’appétit matinal des villageois. Il continua de s’éveiller et de se mettre au travail alors que ses compagnons dormaient encore.

Un matin, alors qu’il venait de verser l’eau tiède dans la farine, un fracas résonna dans l’Arche. Comme si un train express, lancé à trois cents à l’heure, se fût écrasé dans l’escalier avec tous ses wagons.

Charles Cassot faillit plonger dans son pétrin. La porte du fournil se ferma brusquement, tandis que des grondements, des écroulements, des explosions, des cris retentissaient derrière elle. Charles courut vers la porte, mais ne parvint pas à l’ouvrir. Sa serrure n’obéissait plus.

Charles se demanda ce qui était arrivé. Malgré les précautions prises, une bombe sans doute avait dû atteindre l’Arche, et la déflagration bloquer la porte du fournil. Qu’étaient devenus ses compagnons, surpris dans leurs lits ? Il les avait entendus crier. Il souleva à bout de bras une balle de cent kilos et la jeta contre la porte. Celle-ci ne bougea pas, mais, de la balle crevée, un nuage blanc s’éleva et doucement envahit la pièce. Charles éternua, regarda autour de lui, s’approcha d’une lourde cuve en acier qui servait à faire reposer la pâte, l’ébranla, la souleva en geignant, fit un pas, deux pas, se laissa emporter par le poids, et de tout l’élan de son corps, de toutes ses forces, dirigea la chute de la cuve, en coin, sur la porte. Le choc résonna comme un coup de canon. La cuve rebondit et roula sur le sol. À l’endroit où elle avait frappé la porte, la peinture était rayée d’une longue blessure, et l’acier, entamé, luisait. La serrure était broyée. Mais la porte ne s’ouvrit pas.

Charles s’assit sur un tabouret et essuya la sueur qui lui mastiquait les sourcils. Allait-il rester prisonnier dans le fournil ? Il avait là de quoi faire et manger du pain pendant plus d’une vie d’homme, l’eau coulait toujours du robinet, la lumière des murs ne s’était pas éteinte, mais cela durerait-il ? Et même si cela durait, ce n’était pas une vie !

Il se moucha et s’essuya le visage. Il fut de nouveau tout rose, avec seulement des ourlets blancs aux ailes du nez, dans le creux des yeux et aux coins de la bouche. Il lui restait un espoir : que ses compagnons rescapés, s’il y en avait, parvinssent, avec l’outillage de la salle de mécanique, à ouvrir sa porte… Derrière celle-ci, maintenant, c’était le silence.

Et si le maître de l’Arche, lui-même, avait été tué ?

— Boulanger !… dit une voix.

Charles sursauta.

— … un grave accident vient de se produire…

Charles, debout, encore essoufflé, cherchait en vain le haut-parleur qui lui jetait ces mots. Il avait remarqué tout de suite qu’ils n’étaient pas prononcés par la même voix qui avait parlé au début de sa présence dans l’Arche. Celle d’aujourd’hui était à la fois plus humaine et pourtant plus grinçante.

— … tous vos compagnons sont morts…

— Oh ! dit Charles.

Et il se rassit.

— Par bonheur pour l’avenir de l’humanité, vous avez été épargné…

Il y eut un court silence.

— … et les femmes aussi…

Les femmes ? Charles n’avait pas pensé à elles…

— … Vous ne pouvez pas rester enfermé dans le fournil jusqu’à la fin du conflit, qui risque de se prolonger encore pendant des mois, peut-être des années… Vous vivrez désormais avec les femmes. Mais pensez à votre avenir, à votre mission, à la responsabilité qui pèse sur vos épaules…

La voix ricana et ajouta :

— Ménagez-vous !…

Et ce fut le silence. Dans le mur qui faisait face à la porte bloquée, une porte s’ouvrit, découvrant un couloir qui s’enfonçait dans une douce lumière.

Charles regarda la porte fermée, la porte ouverte, regarda son pétrin…

Il se remit au travail.

Le diable l’emporte
titlepage.xhtml
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_000.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_001.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_002.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_003.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_004.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_005.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_006.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_007.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_008.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_009.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_010.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_011.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_012.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_013.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_014.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_015.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_016.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_017.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_018.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_019.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_020.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_021.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_022.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_023.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_024.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_025.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_026.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_027.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_028.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_029.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_030.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_031.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_032.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_033.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_034.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_035.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_036.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_037.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_038.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_039.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_040.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_041.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_042.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_043.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_044.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_045.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_046.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_047.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_048.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_049.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_050.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_051.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_052.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_053.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_054.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_055.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_056.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_057.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_058.htm